"CONTRENARRATIONS" - John KEENE

 © ROUGE, "Mise au carreau", 2018

"Je me retrouve à raconter à Phedra, Marinette et d'autres qu'il faudra peut-être laisser à la patience de quelqu'un de plus dévoué que moi au genre littéraire la tâche de rendre compte des bruits qui ont rempli cette nuit chaude et sans lune [...]"

 

Contrenarrations  ou le déploiement d'une Histoire souterraine, insoupçonnée, du peuple africain sur le continent américain. 
Tout un chacun connaît l'histoire des noirs américains,  jalonnée, rythmée par l'esclavagisme et la ségrégation, d'où ont découlé violence, haine, peur, acculturation et bien d'autres malheurs encore.
Mais qu'en est-il de l'invisible, de l'Histoire vécue de l'intérieur, des actions cachées, des paroles ravalées, des pensées gardées précieusement enfouies, enfin, des histoires  dissimulées et portées loin des oreilles et du regard de l'oppresseur ?

Car l'Histoire n'est pas une donnée unilatérale, une vision figée d'événements dont seuls les dominateurs seraient les rédacteurs, il y a une Histoire et des histoires, de la même manière qu'il y a "des Enfers et des enfers [...] car il existe des degrés d'horreur, d'horreurs dont nous sommes tous témoins, parfois directement, souvent indirectement"  et c'est exactement ce que fait resurgir John KEENE avec Contrenarrations.

À travers treize récits aux formes et registres variés se succédant dans l'ordre chronologique, du XVIIème siècle jusqu'à nous, des premiers quilombos au Brésil  jusqu'au New-York des années 1910 marqué par l'effervescence artistique du Harlem Renaissance, treize personnages, tous noir(e)s, fictifs ou bien réels (Bob Cole, Langston Hugues...) ou même issus de la fiction littéraire (Jim Riders du Tom Sawyer  de Mark Twain) se trouvent confrontés d'une manière ou d'une autre à la ségrégation et à l'oppression, et lui résistent, là aussi de  façons bien différentes.

"[...] et je voyais avec admiration que, malgré  toutes les contraintes qui s'y opposaient, du manque de matériau à la désapprobation en passant par les punitions possibles, j'avais produit tant de choses et, je n'avais pas honte de le dire, d'une si grande qualité."

 

Loin de tracer des récits victimaires, à l'inverse John KEENE réimplante une forme de résistance au sein-même de son écriture et de ses histoires. En procédant à une forme de décalage par rapport à notre connaissance des événements, en exhumant l'étrangeté de la sorcellerie et de rites obscurs, en évoquant l'intelligence aiguë, la capacité à s'adapter, l'inventivité sans borne  d'individus auxquels on n'accordait aucune valeur, il redonne une dimension à une population que les blancs n'ont toujours vu qu'à plat.

Peu à peu, la parole enfin ouverte, mais toujours en partie cryptée, ces différents personnages révèlent et déplient leur propre  histoire. Et insidieusement la contre-histoire créée une faille au sein de  la nôtre. 

"...le langage poétique porte toujours la graine de quelque chose de révolutionnaire... simplement en étant le témoignage des voyages intérieurs toujours complexes et difficiles... dans la langue il faut savoir se perdre... pour se retrouver..."

Révéler un pan inconcevable d'une histoire par la brisure, par les errements, qui ne sont ici pas tant ceux des protagonistes que du lecteur qui découvre et achoppe régulièrement sur les différentes formes que prend le texte (incursion de photos ou extraits de journaux, récit tronqué pour laisser place à une note de bas de page qui se développe jusqu'à devenir l'histoire principale, écriture poétique et fragmentaire...), tel semble être le but du langage dans Contrenarrations.

Véritable matière vivante capable de se développer de façon concentrique, chaque texte a valeur de labyrinthe en même temps que de révélateur, et prend en ce sens une véritable tournure borgésienne. Tout semble s'être passé en dehors de notre regard et donc du monde tel qu'on le concevait. À des encâblures de notre univers, un chemin de traverse dont on n'aurait jamais envisagé l'existence perdure, empli de mystère, de non-dits et d'actes silencieux.

 

"Quant aux Africains, ils vivent à présent dans un endroit qui ne peut exister sur vos cartes, mais que vous finirez bien par trouver, bien que jamais vous ne puissiez vous l'approprier."

 

John KEENE rappelle que la marge est un lieu à part entière, un espace de repli certes, mais duquel, sous l'apparente exiguïté, peut se déployer une parole libre et vibrante. C'est un espace gardien des détails, des notes égarées, des vies contraintes, et il est primordial de s'y attarder pour pénétrer le cœur de l'Histoire et percevoir la richesse de l'altérité.


John KEENE, Contrenarrations , 2016, Cambourakis, trad. Bernard  HOEPFFNER